«Ariane me porte à une juste
plainte et Orphée à une juste prière.» Claudio Monteverdi1
La musique est une chose
bien trop sérieuse pour être confiée aux musiciens. Cette boutade
prend tout son sens dès lors qu 'on tente de définir le charme qui
émane des premiers essais de déclamation chantée et des tentatives
d'exprimer par la musique les effets de la parole. Nous voudrions
suggérer le point de vue depuis lequel une telle beauté, trop
souvent scellée, pourrait à nouveau s'adresser à nous. Il faut pour
cela ne pas craindre d'interroger les philosophes et les mythologues.
L'art aristocratique qui sera à l'origine de l'opéra n'est pas
seulement un divertissement de cour, il est d'abord l'oeuvre suprême
de l'humanisme et signifie le lien renoué avec des traditions
spirituelles millénaires.
Il suffit d'examiner un
instant les titres des oeuvres qui constituent les premiers essais
de déclamation en musique. Nous trouvons les deux Euridice rivales
de Péri et de Caccini, sur un même poème de Rinuccini, publiées
ensemble en 1600, puis l'Orfeo de Monteverdi, sur un texte de
Striggio, qui date de 1607, et enfin l'Arianna de 1608, sur un poème
de Rinuccini encore. Sur ces quatre essais, trois sont consacrés au
mythe d'Orphée et l'ensemble met en scène un même conflit
fondamental. On y découvre des êtres de chant et de lumière aux
prises avec des forces chthôniennes, qui réussiront à dominer leur
destin par ce chant lui-même et le pouvoir de persuasion qui en
émane. Or la mise en scène d'un pareil conflit depuis l'Antiquité a
un nom et une histoire : c'est l'objet même des Mystères d'Eleusis
et le principe de la tradition spirituelle qu 'on peut rassembler
sous le nom d'ORPHISME.
Avant même qu'il soit
question d'opéra, les compositeurs se sont sentis appelés par la
reviviscence d'une antique religion à mystères. Constater ce fait,
c'est comprendre que la manière de ces compositeurs, et tout
particulièrement ce que Monteverdi appellera de façon définitive le
"parlar cantando" —le parler en chantant —, dépend de la prégnance
d'un mythe et d'une philosophie plus que des éventuelles innovations
techniques qu'il suppose. C'est au nom d'Orphée et t Ariane qu'un
jour Monteverdi refusera un livret qu'il estimera superficiel. Il
formulera alors l'opposition qui nous occupe :
Ariane émouvait parce
qu'elle était une femme, et Orphée parce qu'il était un homme, et
non du vent [...]. S'il s'agissait ici d'un thème qui tendait à une
fin unique, comme dans l'Ariane ou dans l'Orfeo, cela pourrait me
convenir, à condition que le tout tende vers le parler en chantant,
et non comme c'est le cas ici, vers le chanter en parlant...2
Orphée et Ariane ne sont
pas des éléments de la nature qu'imiterait une musique descriptive.
Ils touchent parce qu 'ils sont des êtres humains, pris dans un
drame qui est un mystère. Ainsi la grandeur et les limites de
Monteverdi ne sont-elles pas celles d'un style, même si l'on a pu
parler de "stile rappresentativo" à son propos, elles sont d'abord
celles d'une religion archaïque solidaire du retour de l'humanisme,
dont la musique est à la fois le moyen et le témoin.
Comprendre cet acquis,
c'est entrer avec un point de vue nouveau dans la question des
origines de l'opéra. Surtout, c'est cesser de confondre les fastes
du genre opératique avec une exigence spirituelle dont les effets
musicaux sont si différents des principes de l'opéra, qu'on a pu
douter avec sérieux de l'authenticité de la dernière oeuvre
dramatique de Monteverdi :
L'incoronazione di Poppea. Par son sujet en effet, et ses
principes esthétiques, cette oeuvre se résumait à l'illustration
d'un drame historique et passionnel, et de fait elle rompait avec la
référence insistante à l'orphisme qui caractérisait les oeuvres
antérieures. Or l'attention renouvelée au "parlar cantando",
associée à la contestation de la composition la plus "opératique" de
Monteverdi, fut l'oeuvre particulière d'un chercheur italien de
grande envergure, Annibale Gianuario. Il est impossible de proposer
les analyses qui vont suivre sur l'orphisme latent de la déclamation
chantée sans commencer par rendre hommage à la figure et aux
hypothèses de cet auteur.
Prof. Bruno PINCHARD
Filosofo
(Université de Lyon)