BOOK XIII

 

 

 

Une juste plainte, une juste prière.

Aux origines du chant orphique de Claudio Monteverdi

Bruno Pinchard a Annibale Gianuario.

dedicated to Annibale Gianuario

«Ariane me porte à une juste plainte et Orphée à une juste prière.» Claudio Monteverdi1

La musique est une chose bien trop sérieuse pour être confiée aux musiciens. Cette boutade prend tout son sens dès lors qu 'on tente de définir le charme qui émane des premiers essais de déclamation chantée et des tentatives d'exprimer par la musique les effets de la parole. Nous voudrions suggérer le point de vue depuis lequel une telle beauté, trop souvent scellée, pourrait à nouveau s'adresser à nous. Il faut pour cela ne pas craindre d'interroger les philosophes et les mythologues. L'art aristocratique qui sera à l'origine de l'opéra n'est pas seulement un divertissement de cour, il est d'abord l'oeuvre suprême de l'humanisme et signifie le lien renoué avec des traditions spirituelles millénaires.

Il suffit d'examiner un instant les titres des oeuvres qui constituent les premiers essais de déclamation en musique. Nous trouvons les deux Euridice rivales de Péri et de Caccini, sur un même poème de Rinuccini, publiées ensemble en 1600, puis l'Orfeo de Monteverdi, sur un texte de Striggio, qui date de 1607, et enfin l'Arianna de 1608, sur un poème de Rinuccini encore. Sur ces quatre essais, trois sont consacrés au mythe d'Orphée et l'ensemble met en scène un même conflit fondamental. On y découvre des êtres de chant et de lumière aux prises avec des forces chthôniennes, qui réussiront à dominer leur destin par ce chant lui-même et le pouvoir de persuasion qui en émane. Or la mise en scène d'un pareil conflit depuis l'Antiquité a un nom et une histoire : c'est l'objet même des Mystères d'Eleusis et le principe de la tradition spirituelle qu 'on peut rassembler sous le nom d'ORPHISME.

Avant même qu'il soit question d'opéra, les compositeurs se sont sentis appelés par la reviviscence d'une antique religion à mystères. Constater ce fait, c'est comprendre que la manière de ces compositeurs, et tout particulièrement ce que Monteverdi appellera de façon définitive le "parlar cantando" —le parler en chantant —, dépend de la prégnance d'un mythe et d'une philosophie plus que des éventuelles innovations techniques qu'il suppose. C'est au nom d'Orphée et t Ariane qu'un jour Monteverdi refusera un livret qu'il estimera superficiel. Il formulera alors l'opposition qui nous occupe :

Ariane émouvait parce qu'elle était une femme, et Orphée parce qu'il était un homme, et non du vent [...]. S'il s'agissait ici d'un thème qui tendait à une fin unique, comme dans l'Ariane ou dans l'Orfeo, cela pourrait me convenir, à condition que le tout tende vers le parler en chantant, et non comme c'est le cas ici, vers le chanter en parlant...2

Orphée et Ariane ne sont pas des éléments de la nature qu'imiterait une musique descriptive. Ils touchent parce qu 'ils sont des êtres humains, pris dans un drame qui est un mystère. Ainsi la grandeur et les limites de Monteverdi ne sont-elles pas celles d'un style, même si l'on a pu parler de "stile rappresentativo" à son propos, elles sont d'abord celles d'une religion archaïque solidaire du retour de l'humanisme, dont la musique est à la fois le moyen et le témoin.

Comprendre cet acquis, c'est entrer avec un point de vue nouveau dans la question des origines de l'opéra. Surtout, c'est cesser de confondre les fastes du genre opératique avec une exigence spirituelle dont les effets musicaux sont si différents des principes de l'opéra, qu'on a pu douter avec sérieux de l'authenticité de la dernière oeuvre dramatique de Monteverdi : L'incoronazione di Poppea. Par son sujet en effet, et ses principes esthétiques, cette oeuvre se résumait à l'illustration d'un drame historique et passionnel, et de fait elle rompait avec la référence insistante à l'orphisme qui caractérisait les oeuvres antérieures. Or l'attention renouvelée au "parlar cantando", associée à la contestation de la composition la plus "opératique" de Monteverdi, fut l'oeuvre particulière d'un chercheur italien de grande envergure, Annibale Gianuario. Il est impossible de proposer les analyses qui vont suivre sur l'orphisme latent de la déclamation chantée sans commencer par rendre hommage à la figure et aux hypothèses de cet auteur.

Prof. Bruno PINCHARD

Filosofo (Université de Lyon)

1 Lettre à A. Striggio du 9 décembre 1616. Nous citons ces  lettres dans l'édition d'Annibale Gianuario cité in fine.

2 Ibid.

 

 

 

 

 

 

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